Emmanuel Smague
Tchernobyl 2009
La lune est verte...
A revenir en France je me demande quelle destination demande le plus de courage : aller dans la banlieue de Tchernobyl vingt-trois ans après le choc ou vivre dans le pays le plus nucléarisé du monde (par tête de pipe) ? Avant de partir j'avais, plus ou moins comme tout le monde, l'intuition qu'il s'agissait d'aller sur la lune. La réalité est évidemment tout autre, quand bien même je persistais, un temps, à focaliser sur les béquillards, les gosses louches, les vaches broutantes, les soupirants du communisme, les légumes au césium et l'eau du puits. L'ombre de Tchernobyl devait flotter partout. Je me suis calmé. C'est à la fois pire et très paisible.
Volodarka est un bled de trois cents habitants, épargné par le lessivage du nuage : le bruit de fond radioactif est moindre qu'en Bretagne. Les gens nous accueillent ou nous regardent de travers, picolent beaucoup, tombent amoureux, nous émeuvent, nous nourrissent, nous saoulent de temps en temps. La vie normale de l'espèce humaine (celle-là se lève tôt et ne manque pas de cœur).
Le problème est ailleurs. Au nord, en Biélorussie, dans des territoires que la finance n'a pas daigné fermer. Au nord, à vingt kilomètres de Volodarka, dans des forêts que la police n'a pas les moyens de boucler. Et pour l'expérience que j'en ai, c'est là que l'ombre de Tchernobyl prend sa drôle de tournure. Le sarcophage est à quarante kilomètres à l'est, le dosimètre signale dans son langage binaire que le sol irradie entre dix et cent fois la dose naturelle (significatif, mais sans danger direct avec un masque, des bottes, des gants), le végétal pète la santé (difficile de dire le contraire). Et puis, dans une clairière, un autre bled. Tout sec. Et un autre. Des maisons soufflées comme des œufs, par l'intérieur. Dans celles où il reste des rideaux, il est difficile d'oser entrer. Le ciel est d'un bleu dense. Les oiseaux règnent. Les arbres colonisent la route. Pas un bruit de moteur. L'espèce a déménagé. Nous sommes des intrus. Nous sommes sur la lune et elle est verte.
Texte de Pascal Rueff (extrait des Fleurs de Tchernobyl) - texte cité en 2012 au Festival Pluie d'Images à Brest
À propos de l'auteur
Emmanuel Smague est plus « old school » que « high tech ». Les outils de son métier : un Leica MP, un objectif et des tas de pellicules. "Je recherche toujours une proximité avec mes sujets, c'est pourquoi j'utilise uniquement un objectif 35 mm". Son appareil photo lui donne un prétexte pour aller à leur rencontre et il choisira ses destinations avec un projet photographique en tête : le transsibérien, les nomades de Mongolie, les chiffonniers du Caire, les habitants de Tchernobyl, les prostituées de Bangladesh....